Des proto-religions solidement ancrées

La pratique du chamanisme remonte à la nuit des temps. Une pratique qui tient autant de la tradition et de l’adaptation aux caprices de la nature que d’une véritable religion. Mais chez les nomades, où la transmission orale de la culture est particulièrement importante et soude les générations entre elles, le chamanisme est resté plus solidement ancré qu’ailleurs. Le Kirghizistan se prêtait d’ailleurs très bien à cette tendance : de rares villages et des vallées très isolées les uns des autres, des distances longues, quasiment pas de grande agglomération, pas de système éducatif… Le chamanisme est donc resté prégnant au sein de la population, jusqu’à nos jours encore. Les chamans, officiellement éradiqués sous le pouvoir communiste, resurgissent depuis l’indépendance. Appelés bakshi, ils guérissent le mal en invoquant les esprits. De nombreuses pratiques chamanistes imprègnent en outre les religions apparues plus tardivement dans la région, et notamment l’islam. Cet islam sera empreint de traditions chamaniques, devenant la tendance majoritaire de la population au nord du pays. On y croit encore au mauvais œil, on brûle des herbes pour purifier l’environnement et porter chance et on offre volontiers des amulettes.

Les premières religions organisées

Le mazdéisme fut pratiqué par les tribus aryennes qui peuplaient l’Asie centrale occidentale et l’Iran dès le second millénaire avant notre ère. Cette religion polythéiste reconnaissait Ahura Mazda comme le plus puissant des dieux. Ses rites étaient réalisés par des mages qui pratiquaient le culte du feu purificateur et des sacrifices rituels d’animaux. Vers l’an 1000 av. J.-C., Zarathoustra réforme le mazdéisme et fonde le zoroastrisme. Il s’oppose entre autres au sacrifice rituel et au culte de Haoma, le dieu qui donne la force grâce à une boisson enivrante, et glorifie plutôt le dieu du bien Ahura Mazda, le seigneur sage, et la lutte qui oppose Spenta Manyu, l’Esprit saint, au destructeur Ahriman. Il conçoit l’univers comme la lutte de deux principes, le Bien et le Mal, s’opposant comme le jour et la nuit, le chaud et le froid. Bien que monothéiste, la religion zoroastrienne conserve le panthéon mazdéen, dont les divinités Mithra et Anahita sont les plus célébrées en Asie centrale.

Les textes sacrés

Les textes sacrés du zoroastrisme sont regroupés dans l’Avesta. Ces textes, qui auraient été rédigés en langue avestique au second millénaire avant notre ère, furent longtemps transmis oralement par les mages puis transcrits assez tardivement, sans doute à la fin de l’époque sassanide. Le feu, l’eau, l’air et la terre sont des éléments sacrés qu’il ne faut pas souiller. Ainsi les morts ne sont ni enterrés ni brûlés, ils doivent être exposés dans les dakhma, qui sont parfois des petites constructions appelées naus, comme on en retrouva à Penjjikent (Tadjikistan), ou des espaces clos situés sur des collines, comme les « tours du silence » qu’on voit en Iran ou en Karakalpakie (Ouzbékistan). Les ossements les plus importants, où siège l’âme des morts, sont regroupés dans des récipients de terre cuite, les ostéothèques, ou placés dans des espaces clos appelés ostadan. Le zoroastrisme fut la religion officielle de la dynastie sassanide ; il fut largement pratiqué en Sogdiane et en Bactriane. Il existe des ruines de temples zoroastriens dans le Pamir tadjik et en Karakalpakie. Cette religion est encore pratiquée en Inde du Nord, ainsi qu’en Iran.

L’expansion de l’islam au Kirghizistan

Les tribus turques et mongoles établies au Kirghizistan, malgré la conversion de nombre d’entre elles au zoroastrisme, ont toujours pratiqué une religion proche du chamanisme et de l’animisme. Les premières conversions à des religions organisées furent l’œuvre de quelques prosélytes bouddhistes ou nestoriens qui suivaient la Route de la soie entre l’Inde et la Chine. Dans un premier temps, la conversion de leurs khans à l’islam avait dû être assez formelle, encore que les musulmans bénéficiaient d’une aura particulière, car leurs missionnaires étaient aussi des guerriers. L’islam phagocyta les coutumes et les rites des « infidèles », et sut perdurer, en grande partie grâce au prosélytisme de confréries soufies. Mais après la bataille de Talas, dans le nord-ouest du Kirghizistan actuel, les musulmans stoppent leur phase de conquête, et le Kirghizistan, pays de montagnes, restera toujours très éloigné des centres de pouvoir et de décision, et en conséquence, outre une islamisation plus tardive que pour d’autres peuples, conservera plus de liberté religieuse que d’autres régions mieux contrôlées. Aujourd’hui, l’islam d’Asie centrale est majoritairement sunnite, métissé de croyances zoroastriennes, manichéennes, bouddhistes ou animistes, et toujours fortement influencé par les confréries soufies.

De mauvaises influences

L’islam, qui n’a jamais pu être éradiqué par les Soviétiques même si Moscou a lutté contre sa pratique entre 1932 et la Seconde Guerre mondiale, est réapparu très vite après l’indépendance. Au début des années 1990, les mouvements extrémistes comme le wahhabisme dans la vallée de Ferghana, qui a donné naissance au Mouvement islamiste ouzbek et à des incursions de combattants islamistes dans la région de Batken, au sud du Kirghizistan, ont donné lieu à de vastes répressions de la part du pouvoir ouzbek.

La Kirghizie a ainsi dû faire face aux mouvements religieux armés chez deux de ses voisins – l’Ouzbékistan et le Tadjikistan –, alors qu’aucun mouvement extrémiste n’était jamais apparu dans la « Suisse » d’Asie centrale. Mais les changements de pouvoir à répétition et la corruption des élites, conjugués à la création de cellules par Daesh au début des années 2010 a considérablement changé la donne. Ce retour vers un islam qui, jamais dans l’histoire du pays, n’a été ni fanatique ni intolérant, est la marque classique d’une recherche d’identité au sein de populations pauvres et délaissées que la clandestinité religieuse attire et entraîne hors de tout contrôle. Fort heureusement, elle n’est à l’heure actuelle que le fait de quelques individus isolés, et pour l’ensemble des Kirghizes, le « retour du religieux » signifie simplement aller à la mosquée et pratiquer le ramadan. Les femmes sont très peu voilées, même si là encore cette pratique réapparaît en vallée de Ferghana.