Arts nomades anciens

Les œuvres qu’il nous reste des peuples nomades anciens sont de véritables trésors archéologiques, puisque ces derniers construisaient rarement des pièces durables ou fixes du fait de leur mode de vie. Celles qui ont résisté aux siècles sont donc un témoignage précieux de ces cultures disparues. Le Kirghizistan compte plusieurs sites qui permettent de comprendre le passé des peuples d’Asie centrale. Ensembles funéraires, gravures sur pierre, épigraphes datant de l’Antiquité jusqu’au XVIIIe siècle ponctuent le pays. Souvent situées au sein de très beaux paysages, ces œuvres du passé méritent qu’on s’y arrête.

Un certain type de sculptures anciennes, appelées Balbals (ou stèles Kurgan), valent tout particulièrement le détour. Ce sont des stèles funéraires réalisées à partir du VIe siècle ap. J.-C., dont on trouve une impressionnante collection près du minaret Burana, dans la vallée de Tchouï. Leur nom viendrait du turc « Balbal », signifiant père ou ancêtre, ou du mongol « barimal » signifiant statue sculptée à la main. De tailles variables (de 50 cm à 4 m), elles se caractérisent par une apparence anthropomorphe, représentant un personnage portant souvent un bol dans ses mains. Elles sont habituellement situées dans les plaines, orientées, selon la tradition chamanique, vers l’est, où se lève le soleil. Ces figures impénétrables sont particulièrement marquantes dans leur environnement d’origine. Mais si l’on manque de temps pour se rendre sur ces sites, on peut aussi en admirer au musée historique de Bichkek, qui regroupe des statues de différentes périodes, donnant un aperçu varié de cette tradition.

L’art religieux, à cheval entre différentes traditions

La peinture en Asie centrale a été fortement influencée par les différentes religions qui ont dominé la région au cours de l’histoire. À partir du IIe siècle, les représentations picturales ont pour thème principal le bouddhisme. Mais ces images du Bouddha sont différentes de celles que l’on connaît mieux, venues d’Asie de l’Est ; elles sont un mélange stylistique d’art grec et oriental, comme le montrent les rares reliques parthes ou héritées de l’Empire de Koushan.

Avec l’arrivée de l’islam, les peintures figuratives disparaissent au profit de motifs floraux ou géométriques, la religion musulmane interdisant la reproduction de figures humaines. Les panneaux décoratifs qui ornent les murs et les niches de rangement représentent des vases aux formes alambiquées, ornés d’harmonieux et parfois immenses bouquets d’iris ou de roses symbolisant l’arbre de vie. Les plafonds des mosquées couverts d’un complexe assemblage de coffrages et de poutres de bois peint sont ornés de motifs végétaux et d’inscriptions du Coran.

Avec l’effondrement de l’Union soviétique, le nombre de musulmans a considérablement augmenté au Kirghizistan, et grâce à des financements internationaux les 40 mosquées que comptait le pays en 1990 se sont multipliées : elles sont aujourd’hui plus de 2 600. Bien évidemment, cela s’accompagne d’efforts architecturaux et donne un patrimoine aux influences variées. À ne pas manquer : les motifs qui recouvrent la façade de la mosquée Azreti Ali, construite en 1995 à Naryn, sont inspirés des motifs traditionnels des peuples nomades. Dans une tout autre esthétique, on peut aussi admirer les impressionnantes décorations de la méga-mosquée d’Al-Sarakhsi, la plus grande d’Asie centrale, inspirée de l’art turc et tout particulièrement de la mosquée de Kocatepe, à Ankara.

Le réalisme soviétique

Avec l’arrivée des Soviétiques, les formes de peinture traditionnelles sont bannies, et beaucoup d’œuvres d’art sont endommagées ou détruites. Les peintres sont initiés à l’art figuratif, jusqu’alors limité par l’islam. Mais ils doivent également se plier aux thèmes imposés par Moscou : c’est l’époque du réalisme socialiste. Les peintures se font désormais sur toile, et sont consacrées aux représentations de la vie quotidienne et du développement industriel. Les spécificités nationales tendent à s’estomper au profit d’une glorification commune du travail. La plupart des musées des beaux-arts de la région sont consacrés aux toiles de la période soviétique.

L’artiste le plus représentatif de cette époque est sans nul doute Semyon Tchouikov. Né en 1902 à Bichkek et décédé en 1980, il est considéré comme le père de l’art kirghize et a réussi à développer un style personnel sans déroger aux canons du réalisme soviétique. Il est également le fondateur du musée des Beaux-Arts de la capitale, où l’on retrouve plusieurs de ses tableaux. L’une de ses toiles les plus emblématiques est la Fillette de la Kirghizie soviétique (1948), qui représente une écolière en chemin, l’air déterminé, tenant sous son bras livres et cahiers. Allégorie d’un avenir glorieux basé sur la connaissance et l’indépendance, elle met en valeur le progrès à l’œuvre dans les campagnes les plus reculées de l’URSS. Vous croiserez peut-être cette image, mainte fois reproduite dans les manuels scolaires ou sur les timbres postaux du Kirghizistan, mais l’originale se trouve malheureusement à Moscou. Anecdote intéressante, une fresque de street art reproduisant cette figure nationale a été peinte sur la façade d’une école de Bichkek. Seule différence, vouée à montrer la victoire du capitalisme sur le communisme au Kirghizistan : les livres et les cahiers de la fillette ont été remplacés par un iPad.

Un art contemporain en développement

Depuis l’indépendance, rares sont les artistes qui peuvent se consacrer à la peinture ou à d’autres médiums. Les impératifs économiques et sociaux sont aujourd’hui bien éloignés de la production culturelle. Les œuvres réalisées depuis l’indépendance explorent néanmoins de nouvelles voies, exprimant quand c’est possible des points de vue engagés. Néanmoins, les artistes se heurtent au conservatisme du gouvernement, comme l’illustre bien le cas de la Feminnale, une biennale d’art contemporain féminin qui a fait scandale en 2019 et dont l’organisatrice, directrice du musée des Beaux-Arts, a dû démissionner.

Né en 1958 à Bichkek, le peintre Yuristanbek Shigaev est l’une des figures marquantes de l’art contemporain local. Il est considéré comme un maître « conteur » des anciens mythes kirghizes. Ses toiles colorées s’inspirent de ses racines nomades, mais intègrent également des influences extérieures, notamment la calligraphie japonaise. Son travail explore les légendes de la culture nomade orientale ainsi que les échanges ayant eu lieu sur la Route de la soie, cet axe de circulation majeur de la culture, de l’artisanat et des idées. Ses travaux sont régulièrement exposés au musée des Beaux-Arts

De même que les autres arts, la photographie ne s’est développée que tardivement au Kirghizistan, limitée dans un premier temps à des fins journalistiques, administratives et documentaires. Aujourd’hui, les nouvelles générations capturent leurs pays sous des angles variés, mettant notamment en valeur ses magnifiques paysages, ou bien explorant son histoire politique et sociale à travers les ruines de l’Union soviétique. L’un des artistes représentatifs de ce renouveau est Bolot Isabekov, qui dresse un portrait à la fois critique et nostalgique d’une population marquée par la misère et les changements brutaux, dans des paysages désolés.

Le street art au Kirghizistan depuis l’époque soviétique

L’art mural n’a pas attendu le graffiti pour s’exprimer au Kirghizistan : déjà à l’époque soviétique, les façades du pays comptent de nombreuses fresques et mosaïques monumentales. Bichkek et Osh (la deuxième ville du pays), offrent ainsi aux regards des passants plusieurs œuvres publiques grandioses qui n’ont presque pas bougé depuis la chute du bloc. Elles représentent des symboles communistes, des scènes populaires, des personnages au travail, visent à promouvoir les Jeux olympiques de Moscou de 1980 ou font l’éloge d’Aeroflot (la compagnie aérienne nationale russe). Certaines sont de véritables chefs-d’œuvre, d’où le fait que le gouvernement les ait conservées. Elles permettent aussi de comprendre l’histoire du pays. Néanmoins, celles comportant des slogans communistes ou les portraits d’anciens dirigeants ont été modifiées de manière à être en accord avec les idéaux du nouveau régime. Pour les retrouver, une carte référence celles de Osh (www.timetravelturtle.com/street-art-osh-kyrgyzstan). Dans la capitale, la compagnie Bishkek Walks organise un tour spécialisé. Au-delà des fresques, l’URSS a laissé derrière elle un art public conséquent, notamment des statues et fontaines, comme c’est le cas de la « Sunny Fish Fountain » réalisée par le designer russe Vladimir Krugman en 1982, alors que les normes esthétiques soviétiques s’assouplissaient légèrement. Cette œuvre délirante et colorée en mosaïque a quelque chose de Gaudi ou de Niki de Saint Phalle. Une touche de joie en hiver et un havre de fraîcheur en été !

Évidemment, les plus jeunes s’adonnent aujourd’hui à un art urbain plus moderne et plus critique. La monumentalité est la même, mais le propos est aux antipodes de celui véhiculé par les fresques communistes. Le collectif Doxa, composé de Sergei Keller et Dmitri Petrovski et basé à Bichkek, joue un rôle majeur dans le développement de cet art provocateur, libre et coloré, et tente de le faire accepter. Ce qui fonctionne, puisqu’ils ont signé plusieurs travaux subventionnés par la municipalité ! Le duo commence même à se faire reconnaître à l’international : en 2015, ils ont par exemple répondu à une commande en Suisse, pour une salle de concert de Lausanne. Pour eux, le street art est un moyen de donner un accès à l’art à des gens qui n’y sont pas forcément confrontés au quotidien. Leurs images interpellent, tantôt engagées, tantôt faisant l’éloge des peuples nomades. Ces travaux éphémères et adaptés à leur environnement s’inscrivent à merveille dans la culture du nomadisme !