Le recto

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’archipel intrigue. Preuve s’il en faut le nombre d’aventuriers qui s’y sont arrêtés ou qui en font mention dans leurs mémoires, depuis le très illustre Claude Ptolémée qui vécut au tout début de notre ère, jusqu’au non moins célèbre Jacques-Yves Cousteau bien plus proche de nous. Il est dit aussi que Ibn Battûta visita les Maldives au XIVe siècle, le temps de se marier plusieurs fois et de laisser descendance, puis, que, au siècle suivant, l’explorateur chinois Zheng He visita à son tour l’archipel.

Pourtant, trois hommes au moins prolongèrent leur séjour autant que possible afin de discerner derrière le décor paradisiaque les traces des civilisations disparues. L’œil exercé de Harry Charles Purvis Bell (1851-1937), sujet britannique dont les trois prénoms sont souvent réduits à leur simple initiale, s’est ainsi arrêté sur d’étranges plaques de cuivre gravées qui avaient été découvertes sur l’atoll de Haddhunmathi et dans la ville de Malé, les « lōmāfānu ». L’archéologue renoua alors avec ses premières amours, l’épigraphie et la linguistique, pour tenter de déchiffrer une écriture qui avait bien changé depuis le XIIe siècle, date estimée de ces vestiges. Ainsi, si le maldivien (divehi ou dhivehi) est une langue d’origine indo-aryenne fortement imprégnée d’apports extérieurs, de l’arabe, du cingalais, mais aussi du portugais, de l’anglais ou du français, sa retranscription à l’écrit a également considérablement évolué, le sens de lecture s’est inversé et il use désormais d’un alphabet qui lui est spécifique (thâna). Thor Heyerdahl (1914-2002), Norvégien ayant acquis une certaine renommée pour l’expédition Kon-Tiki qu’il avait montée, se consacra aussi à des fouilles archéologiques aux Maldives, voulant émettre des hypothèses sur le sujet qui l’aura passionné toute sa vie : trouver des indices confirmant des déplacements de populations survenus il y a si longtemps que la mémoire humaine n’a pas pu en garder trace. Le fruit de ses recherches a été publié par Albin Michel sous le titre Le Mystère des Maldives mais cet ouvrage est malheureusement épuisé.

Enfin, en 1979 s’installe sur l’île de Fua Mulaku un homme quant à lui originaire d’Espagne, Xavier Romero-Frias né en 1954 à Barcelone. Anthropologue de formation, il s’est tout particulièrement intéressé à la tradition orale, recueillant et traduisant les contes que lui confiaient les autochtones dont il avait appris la langue. Il est ensuite parti en Inde pour chercher des mythes avoisinants, afin de déterminer de quels peuples ils étaient nés. Ses publications ont néanmoins été interdites par le gouvernement maldivien. Condamné selon les scientifiques à être un jour submergé par les flots, espérons que l’archipel ne disparaîtra pas avec ses secrets.

Le verso

L’isolement géographique relatif, politique aussi, ajouté au particularisme linguistique, n’ont certes pas bénéficié aux traductions qui sont pour l’heure inexistantes en français. Pourtant, l’archipel a vu naître des poètes, et celui d’entre eux qui peut prétendre au statut de père de la littérature maldivienne est certainement Husain Salahuddin (1881-1948) qui a assuré, dans les deux sens, son rôle de passeur. Siégeant au comité des écrivains créé par le président Mohamed Amin Didi, il a par ailleurs fondé et dirigé la première école de Malé, occupant ainsi une position influente confortée par son investissement en politique. Husain Salahuddin a transposé en divehi des textes arabes, ourdous et persans, mais également agencé différents écrits afin de livrer dans sa langue une biographie de Mahomet. Se faisant collecteur attentif à la tradition orale, il a retranscrit les légendes populaires dans une épopée consacrée au héros national mythique, le sultan Muhammad Thakurufaanu Al Auzam qui avait bouté les Portugais hors de l’archipel au XVIe siècle. Enfin, il s’est plié aux exigences de la poésie chantée si subtile des Maldives qui se joue des anagrammes, et au respect du « Boki Furaalhu Ali » qui référence les sept types de la littérature.

C’est dans ce style très recherché qu’évolua également Bodufenvalhuge Sidi (1888-1970), considéré comme le dernier grand poète à maîtriser l’art du « Raivaru » et à innover dans la composition du « lhen ». Il était surtout reconnu comme l’un des seuls à comprendre encore l’ancienne écriture insulaire, le « Dhivehi Akuru », dont il expliquera les règles dans un ouvrage éponyme. Faisant ses premières armes poétiques dans la satire politique, il sera en 1925 associé, peut-être à tort, à un complot contre le sultan en place, ce qui lui vaudra un long exil de huit ans sur Hulhudheli. Sidi n’arrêtera pourtant pas d’écrire, même s’il se montrera par la suite plus policé, s’essayant même au roman avec Dillygey Ibrahim Didi ge Vaahaka ou Maa Makunudu Bodu Isa ge Vaahaka.

La grammaire et la pédagogie seront également au cœur du travail de Muhammad Jameel Didi, né en 1915 et décédé en 1989, qui a écrit des livres destinés à la jeunesse. L’hymne national reprend de plus quelques-uns de ses vers. Le portrait de cette époque féconde ne serait pas complet sans évoquer Aminath Faiza (1924-2011) qui elle aussi fut encouragée par l’éphémère président Mohamed Amin Didi à poursuivre dans la voie que lui avait ouverte son oncle en l’incitant à écrire des poèmes dès son adolescence. Mère de la poésie maldivienne, ou « fleur de marguerite » selon l’appellation en usage dans l’archipel, elle consacrera sa vie à évoquer aussi bien l’amour et la religion que les problèmes sociétaux ou l’union nationale. Enfin, nous pourrions citer Ibrahim Chihab (1926-1988), Saikuraa Ibrahim Naeem (1935-2008) ou Abdul Rasheed Hussein né en 1946, trois lettrés qui naviguèrent entre vie politique et action culturelle par le biais de l’écriture d’essais, de romans ou de poésies. S’il est dit que Rasheed Hussein dirige aujourd’hui le Liyuntheringe Gulhun, une association d’écrivains, les noms qui émergent désormais sont plutôt ceux de journalistes tels que Ali Rafeeq, rédacteur en chef du Haveeru Daily, qui a reçu un Prix national d’excellence par le gouvernement, ou Hussein Fariyaaz, félicité lui aussi en 2019 pour son travail dans le domaine sportif.

Cela augure peut-être d’une ouverture nouvelle sur le monde, bien que certains de leurs confrères eurent maille à partir avec le système judiciaire, mais, dans le même temps, ce virage reste sans doute significatif d’un certain désintérêt pour le divehi, complexe et moins valorisé durant la scolarité, au profit de l’anglais, la seconde langue nationale, qui ne semble pas avoir encore donné naissance à de grandes œuvres.