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Tour d’horizon des ponts

« Il n’est rien à mes yeux de mieux ni de plus précieux que les ponts. Ils ne servent aucune fin qui soit secrète ou maligne. » Ivo Andrić écrivit ceci en 1933, douze ans avant de publier Le Pont sur la Drina, chef-d’œuvre de la littérature yougoslave paru en 1945. Hélas, l’histoire a depuis donné tort au grand écrivain originaire de Trvanik. En Bosnie orientale, le vénérable pont Mehmed-Pacha-Sokolović de Višegrad, qui inspira tant Ivo Andrić, fut le lieu d’un des pires massacres de civils bosniaques lors de la guerre de Bosnie-Herzégovine (1992-1995) : hommes, femmes, enfants et vieillards furent égorgés sur ce vieux pont ottoman et leurs corps jetés dans la Drina durant l’été 1992. Si, depuis, le pont de Višegrad a été inscrit au patrimoine mondial de l’Unesco, rien sur place ne rappelle cette page « secrète » et « maligne » de l’histoire du pays. Autres temps, autre lieu. Nous sommes à Mostar en 1664. Le grand voyageur ottoman Evliya Çelebi écrit dans ses chroniques : « J’ai parcouru le monde pendant vingt-sept ans et jamais je n’ai rencontré un pont aussi magnifique et unique parmi les milliers d’œuvres architecturales que j’ai vues. » C’est ce même sentiment qui étreint encore les touristes venant admirer le Stari Most, le Vieux-Pont de Mostar. Cette arche majestueuse qui enjambe la Neretva depuis 1566 est le plus célèbre monument de l’ex-Yougoslavie. Ici, comme Evliya Çelebi, on assiste toujours, près de cinq siècles plus tard, au spectacle superbe et effrayant des mostari, « les courageux enfants de cette ville [qui] sautent dans l’eau froide de la Neretva » en s’élançant du Vieux-Pont. Mais ce dernier revient de loin. L’ouvrage fut détruit par les forces bosno-croates au cours de la dernière guerre. Ce fut le dernier pont de Mostar à tomber le 9 novembre 1993. Les images filmées de ce « crime » (terme retenu par le Tribunal pénal international pour l'ex-Yougoslavie) firent le tour du monde. L’émotion fut telle que l’Unesco lança la reconstruction dès l’année suivante, avant même la fin de la guerre. Mais il fallut dix ans d’efforts et de calculs compliqués pour retrouver la forme (quasi) identique de l’arche initiale conçue par les architectes ottomans. Inscrit au patrimoine mondial depuis 2005, le « nouveau Vieux-Pont » est hélas depuis devenu le symbole de la séparation entre catholiques et musulmans dans la ville la plus touristique, mais aussi la plus divisée du pays.

Le pont de l’attentat de Sarajevo

L’histoire des ponts de Bosnie-Herzégovine n’est décidément pas un long fleuve tranquille. Elle passe forcément par le pont Latin qui enjambe la Miljacka à Sarajevo. Nous sommes cette fois le 28 juin 1914. Il est précisément 10h50 ce dimanche matin, quand Gavrilo Princip assassine juste devant cet autre pont ottoman l’héritier du trône austro-hongrois, l’archiduc François-Ferdinand. C’est l’événement déclencheur de la Première Guerre mondiale. Aussi étonnant que cela puisse paraître, le pont Latin sera rebaptisé pendant soixante-dix ans en l’honneur de l’auteur de l’attentat de Sarajevo. Car pour les autorités yougoslaves (royales, puis socialistes), Gavrilo Princip avait par son acte funeste surtout cherché à libérer la Bosnie-Herzégovine de la tutelle austro-hongroise et à unir les Slaves des Balkans. « De toute façon, les Allemands auraient trouvé un autre prétexte pour entrer en guerre », déclarera Gavrilo Princip peu avant de mourir de maladie dans sa prison tchèque, en 1918. Il faudra attendre 1992 et la déclaration d’indépendance de la Bosnie-Herzégovine pour que le pont Latin retrouve son nom d’origine, hérité du XVIIe siècle, quand il desservait le principal quartier catholique de l’actuelle capitale.

Mais 1992 marque aussi le début du terrible siège de Sarajevo, le plus long de l’histoire moderne : 1 425 jours, du 5 avril 1992 au 29 février 1996. Si les ponts de Sarajevo furent relativement épargnés par les bombardements de l’armée bosno-serbe, ils furent les témoins de scènes choquantes. L’un d’eux en particulier fut le théâtre de trois événements marquants : le pont de Vrbanja. Cet ouvrage en béton de 1974 a d’abord été le lieu où tombèrent les premières victimes du siège, Suada Dilberović et Olga Sučić, deux jeunes femmes qui furent fauchées par des tireurs bosno-serbes alors qu’elles manifestaient pour la paix le 5 avril 1992. Un an plus tard, le 19 mai 1993, c’est aussi ici que tomba sous les balles des snipers bosno-serbes un couple qui tentait de traverser le pont : la Bosniaque Admira Ismić et le Bosno-Serbe Boško Brkić. Leur mort, filmée par une équipe de télévision, inspira un documentaire et une pièce de théâtre nommés Roméo et Juliette à Sarajevo. Enfin, les casques bleus français livrèrent ici le « combat du pont de Vrbanja » le 27 mai 1995, au lendemain de la capture d'un poste de contrôle onusien par les forces bosno-serbes. Cet assaut à la baïonnette et au corps à corps se solda par la mort de deux soldats français et de quatre miliciens ennemis. Il marqua aussi le début d’une réaction plus musclée des Occidentaux face aux forces serbes, qui aboutit à la fin de la guerre avec les accords de Dayton, le 14 décembre 1995.

Des ponts et des films

Après la paix officielle, il fallut encore deux mois et demi pour que le siège de Sarajevo soit levé en février 1996. Mais déjà, la ville martyre était devenue une source d’inspiration pour les artistes du monde entier, du groupe de rock U2 au dessinateur français d’origine yougoslave Enki Bilal. Dès 1993, Jean-Luc Godard avait tourné le court-métrage Je vous salue, Sarajevo. Vingt et un ans plus tard, en 2014, le cinéaste suisse participera avec douze autres réalisateurs au film Les Ponts de Sarajevo, un long-métrage poétique dédié à la ville où, selon une formule d’historien, le XXe siècle a commencé (avec l’assassinat du 28 juin 1914) et où il s’est achevé (avec le siège de 1992-1996). Les premières années de paix qui s’ensuivent sont marquées par une forte présence militaire internationale. Partout dans le pays, les soldats de l’Otan reconstruisent les ponts ou installent des structures temporaires, comme le pont en fer de Martin Brod, dans le parc national de l’Una, « provisoire »… depuis 1997. Mais les lourds engins et blindés causent aussi des dégâts. En témoigne le petit pont en pierre de Stari Majdan, près de Sanski Most, tant de fois emprunté par les véhicules du contingent canadien de l’Otan qu’il est devenu impraticable par les voitures aujourd’hui. La ville de Sanski Most elle-même doit son nom à un ancien pont ottoman qui traversait la rivière Sana. Mais celui-ci a disparu au cours de la Seconde Guerre mondiale. Car, en Bosnie-Herzégovine, ce conflit fut encore plus destructeur et meurtrier que la dernière guerre. En 1945, pour échapper à l’avancée des partisans de Tito, les forces allemandes et leurs alliés firent sauter bien des ouvrages historiques, comme le pont Arslanagić de Trebinje (XVIe siècle) et le Vieux-Pont de Konjic (XVIIe siècle). Tous deux ont depuis été reconstruits. D’autres ont été remplacés par des édifices modernes en béton. Mais à Jablanica, un pont détruit a, lui, été volontairement conservé en l’état, avec sa structure métallique toujours effondrée sur la berge droite de la Neretva. Il marque le souvenir d’un des plus grands combats menés ici par les partisans yougoslaves en août 1943. Il faut toutefois noter que le pont effondré que l’on peut voir aujourd’hui n’est pas l’original. Il s’agit d’une réplique qui fut construite et dynamitée pour les besoins du film le plus cher tourné en Yougoslavie, La Bataille de la Neretva (1969), avec Yul Brynner et Orson Welles dans les rôles principaux. Ce fut un coup d’explosif pour rien. Car les prises furent jugées si mauvaises qu’il fallut reconstituer la scène la plus intense du film en studio… avec un pont miniature. C’est aussi cela, la saga des ponts de Bosnie-Herzégovine : des histoires grinçantes et amusantes que cultivent avec délice les habitants du pays.

Il est « pont » de rire parfois

Parmi les bonnes blagues de ponts bosniens, on retiendra celle du « pont de l’obstination » (Inat Ćuprija) à Stolac. Cet étrange petit ouvrage en pierre du XVIe ou XVIIe siècle doit son nom à la légende selon laquelle le commanditaire et l’artisan chargé de la construction se seraient fâchés en cours de chantier. Vexé par le client qui ne trouvait pas l’ouvrage assez symétrique, l’artisan se serait obstiné, par bravade, à rendre celui-ci le plus asymétrique possible. Si bien que l’on se retrouve aujourd’hui avec un pont soutenu par cinq arches presque toutes de largeur différente.

Côté humour noir, il faut évoquer ce complice de Gravilo Princip qui, le jour de l’attentat de Sarajevo, tenta de se suicider pour échapper à la foule en avalant une capsule de cyanure et en se jetant du pont de Ćumurija (en aval du pont Latin). Mais le cyanure ne lui causa que des vomissements et il se retrouva dans la Miljacka qui n’atteignait alors que 13 cm de hauteur.

Les contribuables européens peuvent quant à eux rire (jaune) à l’évocation du pont routier de Pelješac. C’est lui qui a le plus marqué l’histoire récente de la Bosnie-Herzégovine. Il se trouve pourtant en Croatie. Cet ouvrage de 2,4 km de longueur a été conçu en 2007 pour contourner l’unique ville bosnienne du littoral adriatique, Neum, qui coupe la Croatie en deux au niveau de la Dalmatie. Du fait d’un conflit juridique entre les deux pays, de problèmes techniques, mais aussi de détournements massifs d’argent, le chantier a pris quinze ans de retard et vu son coût exploser pour atteindre au moins 420 millions d’euros finalement (+ 50 % par rapport au budget initial). Largement financé par l’Union européenne, il a finalement été ouvert à la circulation en 2022. Ce très coûteux, mais néanmoins superbe pont à haubans permet de rouler le long du rivage croate sans devoir passer obligatoirement par les postes-frontières de Neum. Mais il bouche aussi à présent le dernier petit bout d’horizon maritime de la Bosnie-Herzégovine.