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Les temps anciens

Il serait impossible de ne pas commencer cette courte présentation de la littérature égyptienne sans rappeler que ce pays est l’un des premiers foyers de civilisation où l’écriture est apparue. Les hiéroglyphes, qui amusent tout autant les enfants qu’ils intriguent les adultes, sont des dessins figuratifs ou abstraits que l’on retrouve gravés dans les cartouches qui ornent les temples et tombeaux. Les plus anciens sont datés de plus de 3 000 ans avant Jésus-Christ, et cette écriture sacrée, qui serait un don du dieu Thot fait aux hommes, n’a pas fini de livrer tous ses secrets. Sur papyrus, sans doute pour gagner du temps, les scribes préféraient utiliser des caractères simplifiés et stylisés : l’écriture hiératique, puis le démotique, l’une des trois langues figurant sur la célèbre « pierre de Rosette ». En 392, l’empereur Théodose signe l’interdiction des cultes païens et avec cet édit s’enclenche la disparition de l’écriture hiéroglyphique qui laissera plus tard place à l’arabe égyptien. Ce n’est que mille ans plus tard, à la Renaissance, que des cardinaux de Rome découvrent des obélisques couchés, et que les savants décident de déchiffrer ces étranges caractères. Que nous reste-t-il à proprement parler de ces temps anciens ? Finalement pas mal de textes qui font le bonheur des égyptologues et des papyrologues. Des autobiographies, notamment celle d’Ouni, exposée au Musée du Caire, dont la vie – cela est vertigineux – nous est racontée plus de 4 000 ans après sa mort, mais, bien sûr, également des textes religieux. Parmi les plus anciens, les Textes des pyramides sont découverts à la fin du XIXe siècle par Gaston Maspero sur le site d’Ounas ; ils seront complétés quelques décennies plus tard par les Textes des sarcophages collectés par Adriaan de Buck. Ces formules d’accompagnement des défunts se retrouvent dans les papyrus placés près des momies, à l’instar du Livre pour sortir au jour, plus connu sous le nom de Livre des morts des anciens Égyptiens. Au-delà des rites funéraires, l’écriture sert aussi à figer la tradition. L’Enseignement de Ptahhotep est l’un des plus anciens livres de sagesse à nous être parvenus. Alors très âgé, le vizir demande l’autorisation au pharaon de transmettre à son fils ce qu’il a compris de la vie. Ce traité des règles morales que se doivent d’observer les honnêtes hommes, reflète une haute conception humaniste. À partir du Moyen Empire, l’usage du papyrus devenant plus courant, apparaissent des textes véritablement littéraires. Citons par exemple Les Contes des magiciens à la cour de Khéops qui avaient pour vocation de divertir le roi, une touche fantastique venant agrémenter ces histoires aux thèmes toujours si familiers de l’amour et de l’infidélité. Les grands mythes et les fables donnent la part belle à la poésie qui devient très en vogue durant le Nouvel Empire. Mais il nous faut désormais laisser les morts à leur repos et nous accorder une ellipse millénaire.

L’avènement de la littérature égyptienne

Quand Bonaparte s’offre une expédition égyptienne à la toute fin du XVIIIe, il ne se doutait certainement pas qu’il laisserait derrière lui une interrogation qui deviendrait un leitmotiv auprès des penseurs du pays, constat que Boutros al-Boustani mettra en mots quelques années plus tard sous la forme d’une question inquiète et dubitative : « Pourquoi sommes-nous en retard ? » Car cette confrontation avec l’Occident ouvre les vannes d’une véritable remise en cause intellectuelle, la Nahda, renforcée par l’indépendance acquise en 1805 et encouragée par l’arrivée au pouvoir de Méhémet Ali (ou Mohammed Ali), vice-roi, résolument réformiste et considéré comme le fondateur de l’Égypte moderne. Il décide d’envoyer en France des émissaires, dont Tahtâwî qui ramènera de ses cinq années de voyage L’Or de Paris, à découvrir aux éditions Sindbad-Actes Sud en version française. Ce récit savoureux s’étonne tout autant des mœurs locales, féminines ou culinaires, qu’il s’enrichit de la pensée des philosophes des Lumières. L’auteur s’intéresse également à la syntaxe de la langue arabe, qu’il a tendance à simplifier pour la rendre lisible par le plus grand nombre, préfiguration du fabuleux travail qu’il accomplira à son retour au pays, notamment en créant une école de langue en 1835 et un bureau de traduction en 1841. En ce XIXe siècle, l’influence occidentale et l’entremêlement des cultures se ressentent également dans le théâtre. Ainsi, Yaqub Sannu, né au Caire en 1839, n’hésite pas à revendiquer l’inspiration qu’il trouve chez ses maîtres, de Molière à Goldoni, voire à adapter leurs œuvres en égyptien. Son engagement politique et sa lutte contre la domination anglaise qui se cristallisera lors de la guerre de 1882, le poussent à l’exil pendant une trentaine d’années. À Paris, il lancera le premier journal satirique arabe.

Chaque pays revendique son « Prince des poètes » et celui d’Égypte porte le nom d’Ahmed Chawqi. Après des études de droit en France et quelques séjours à l’étranger, il devient poète officiel de la cour du kédhive jusqu’en 1914, date à laquelle les Anglais l’exilent en Andalousie. Six ans plus tard, il retrouve son pays où sa précieuse contribution à la littérature égyptienne est totalement reconnue. La nostalgie, tout autant que l’éloge de sa patrie, sont au cœur de son œuvre, toujours très appréciée aujourd’hui, il est l’un des précurseurs du courant néoclassique. Dans le même temps, le genre romanesque lui aussi se développe, et il est habituel de citer Zaynab comme le premier roman moderne à thème social. C’est à Paris que Muhammad Haykâl (1888-1956) l’achève en 1914. L’auteur, qui publia dans un premier temps sous couvert d’anonymat au Caire, fit ensuite une belle carrière en tant que journaliste ; il est le fondateur de la revue al-Siyasa, puis en tant qu’homme politique en devenant président du Sénat en 1945, après avoir occupé la fonction de ministre de l’Éducation. Zaynab conte l’histoire, fort triste, d’une ouvrière agricole, et si le ton est plutôt larmoyant, Haykâl a néanmoins le mérite de mettre pour la première fois sur le devant de la scène la condition paysanne. Son quasi-contemporain, Taha Hussein, naît en 1889 dans une famille pauvre de la Moyenne Égypte, ce qui ne l’empêchera pas, lui aussi, de faire une brillante carrière politique, bien qu’il souffre de cécité depuis sa prime jeunesse. Bénéficiant d’une bourse d’État, il étudie à la Sorbonne et entre en littérature, comme beaucoup, par le biais de la traduction, se passionnant pour Sophocle et Racine aussi bien que pour André Gide. Sa biographie romancée en trois tomes (Le Livre des jours suivi de La Traversée intérieure) connaît un rayonnement universel par l’entremise, à son tour, des traductions (en français chez Gallimard), mais c’est son livre critique, De la poésie pré-islamique, qui lui vaut notoriété, et quelques hostilités, dans le monde arabe. Au tournant du XXe siècle naît une autre plume incontournable : Tawfiq al-Hakim, le « géant du théâtre arabe ». Avant-gardiste talentueux, plus ou moins compris, il abandonne sa carrière juridique pour se consacrer à l’écriture jusqu’à son décès survenu en 1987. Clairement novateur, on lui doit la création du « théâtre mental » et si ses pièces n’avaient pas forcément vocation à être jouées, elles constituent, sous des abords symboliques, une virulente critique de la société. Ses sources d’inspiration sont nombreuses, de l’ère pharaonique aux références mythologiques, du vaudeville à l’absurde, et ses quelques romans prennent parfois des accents autobiographiques, à l’instar de son Journal d’un substitut de campagne.

La littérature contemporaine

Le XXe siècle s’annonce mitigé : d’une part la littérature touche de plus en plus de lecteurs, grâce à une alphabétisation en hausse et à des auteurs, parfois journalistes, qui ont l’envie forte de faire montre de la réalité et de combattre les inégalités, d’autre part elle traverse des périodes obscures pendant lesquelles la censure morale est de mise. C’est pourtant ce siècle qui voit naître Naguib Mahfouz, en 1911, le premier écrivain arabe à recevoir le prestigieux prix Nobel de littérature en 1988. De son œuvre foisonnante, quelquefois inégale, il faut retenir sa Trilogie du Caire qui raconte, via les aventures d’une famille bourgeoise d’un quartier où il a lui-même vécu, un demi-siècle de l’histoire de son pays, et découvrir Les Fils de la Médina qui fut frappé d’interdiction au motif de blasphème. Si les positions politiques de l’écrivain ont longtemps donné lieu à polémique, ce qui est d’autant plus vrai avec le très court Karnak Café qui peut se lire comme une allégorie critique du régime de Nasser, dont le coup d’État de 1952 semblait pourtant avoir recueilli l’adhésion de Mahfouz, une femme, Nawal el Saadawi, née en 1931, n’a, pour sa part, pas hésité à risquer la prison pour faire connaître la terrible condition des femmes en Égypte. Son roman, partiellement autobiographique, Mémoires d’une femme docteur, devient en 1958 l’un des premiers textes féministes ; il sera suivi de beaucoup d’autres, de plus en plus engagés. Engagement également du côté de Sonallah Ibrahim, qui dresse dans Les Années de Zeth (Actes Sud, 1993) le portrait édifiant d’un pays phagocyté par la corruption et la religion. En 2016, aux éditions Cambourakis, le bédéiste et scénariste français Thomas Azuélos a fait paraître une adaptation de son roman quasi kafkaïen, Le Comité.

Tour à tour reporter de guerre et fondateur d’un hebdomadaire littéraire, Gamal Ghitany (1945-2015) était pour sa part peut-être moins affirmé d’un point de vue politique et éventuellement considéré comme plutôt mystique, néanmoins son œuvre, traduite en français principalement par les éditions Seuil, regorge d’humour et de tendresse quand il évoque son peuple à travers les siècles. Un autre écrivain a permis au lectorat français de découvrir les écrivains égyptiens contemporains, le succès de L’Immeuble Yacoubian d’Alaa al-Aswany, pourtant paru en 2002 chez Actes Sud, étant toujours actuel aujourd’hui en librairie. La faculté de l’auteur d’associer écriture classique et thèmes d’importance, à l’exemple de l’homosexualité ou de la révolution, a fait de lui un homme très en vue.

Enfin, il ne serait pas possible de conclure sans évoquer ceux qui ont fait le choix d’écrire en français, voire de s’installer en Europe. Ainsi, c’est avec une infinie tristesse que Paris a assisté en 2011 aux funérailles d’Andrée Chédid, humaniste récompensée par le Goncourt de la nouvelle en 1979 et par celui de la poésie en 2002, et c’est la capitale française encore qui avait accueilli en 1969 Robert Solé dont la carrière au Monde a marqué tout autant que ses multiples publications. Gilbert Sinoué, né au Caire en 1947, est, quant à lui, reconnu pour ses romans policiers et historiques, auxquels il a décidé de se consacrer pleinement après avoir interrompu sa carrière de parolier.