shutterstock_1716446527.jpg
shutterstock_107187782.jpg

Un alphabet qui façonne une identité

Tous les 24 mai les Bulgares profitent d’un jour férié pour célébrer la mémoire de Cyrille et Méthode. Le legs des deux saints frères est inestimable. Pour en mesurer la portée, il faut se reporter au IXe siècle, à l'époque de leur naissance et à leur périple aussi bien géographique – ils arpentèrent sans relâche l’Europe centrale pour prêcher leur foi – qu’intellectuel, puisqu’ils s’ingénièrent à composer un alphabet que l’on nomme par raccourci le cyrillique, mais qui est – selon l’une des hypothèses en vigueur – l’ancêtre de celui-ci, le glagolitique, que développa et modifia par la suite l’un de leurs disciples, Clément d’Ohrid, en un alphabet auquel, en hommage à son professeur, il donna son nom définitif.

Le cyrillique est aujourd’hui utilisé pour écrire des langues non slaves, mais les premiers à s’en emparer furent les Bulgares qui auparavant écrivaient en grec bien que celui-ci ne permettait qu’imparfaitement de retranscrire leur langue, et qui puisèrent dans ce nouvel outil les fondements de l’identité qu’ils allaient précieusement se construire et qu'ils s'attachèrent à défendre au long des siècles.

Son adoption est tout d’abord religieuse, le pays, qui se convertit au christianisme vers 865 et Boris Ier, qui y règne de 852 à 889, voit dans les possibilités offertes par le nouvel alphabet la perspective de transformer le vieux-slave en langue liturgique – honneur jusqu’à présent réservé à l’hébreu, au grec et au latin – et d’ainsi acquérir une certaine indépendance politique. Il encourage donc la création d’écoles, notamment à Preslav où son troisième fils, Siméon, intégrera le monastère après de brillantes études suivies à Constantinople. Appelé à suivre la voie cléricale et s’attelant aux traductions de textes religieux, le destin appellera néanmoins Siméon à prendre le pouvoir quand son aîné, Vladimir, qui avait pris les rênes du royaume suite au départ en retraite de leur père, est destitué.

Sous son règne, durant lequel il sera proclamé tsar, les frontières du pays s’agrandissent, la paix jusqu’alors entretenue avec l’Empire byzantin vacille dangereusement autour des taxes commerciales. Dans le même temps, les textes glagolitiques se répandent comme une traînée de poudre ; sont par exemple restés dans les mémoires les travaux de Jean l’Exarque redécouverts au XIXe siècle, mais aussi le fameux O pismenech (Sur les lettres) du « belliqueux » Chabr le Moine. Enfin, Constantin de Preslav, évêque de la ville, n’aura cesse de contribuer à parfaire l’alphabet en œuvrant à des traductions d’importance, notamment celle des Quatre discours contre les ariens de saint Athanase qui lui fut commandée par Siméon lui-même.

Il est dit que cette période marque l’apogée de la littérature médiévale bulgare car le prince devenu tsar réussit à faire de son royaume un centre spirituel d’envergure, usant de la culture qu’il s’était appropriée durant son long séjour à Constantinople sans craindre l’assimilation puisque le bulgare était par ailleurs devenu la première langue écrite du monde slave. Pourtant, la fin du Xe siècle voit la chute de ce premier Empire bulgare, le Byzantin Basile II s’allie à la Rus’ de Kiev et s’empare de Preslav devenue capitale. En 1180, les Bulgares se révoltent et obtiennent la proclamation d’un second empire qui connaît un nouvel âge d’or sous le règne d’Ivan Asen II (1218-1241). Mais l’histoire est appelée à se répéter, 1396 voit la conquête de la Bulgarie par l’Empire ottoman, une très longue domination qui perdurera cinq siècles au cours desquels la littérature se verra paralysée dans le bel essor qui avait été jusqu’à présent le sien.

La renaissance

Pourtant, c’est encore une fois par les lettres que va renaître la Bulgarie. Si durant la colonisation ottomane des minarets s’érigent un peu partout sur le territoire conquis, dans les montagnes les monastères résistent, quitte à vivre repliés sur eux-mêmes. Entre leurs murs se transmet le culte de la nation, et la plume d’un moine signera ce qui est considéré comme la revendication de l’identité nationale et le déclic qui entraînera l’insurrection de 1876 puis le retour à l’indépendance au tout début du XXe siècle.

Païssii de Hilendar naît en 1722, certainement à Bansko, et rejoint la vie monacale lorsqu’il a une vingtaine d’années. Peut-être est-ce la découverte d’anciennes chartes royales qui l’incite à débuter en 1760 l’écriture, en grec et dans sa langue maternelle, de son Histoire slavo-bulgare, texte qui ne sera imprimé qu’en 1844 sous le titre Le Livre des rois mais qui circulera bien avant, et amplement, grâce à la dextérité des moines copistes. Engagé, Païssii invite ses concitoyens non seulement à se souvenir d’où ils viennent mais également à se rebeller contre les Turcs.

Ses écrits tomberont, entre autres, entre les mains de Sophrone de Vrasta (1739-1813) qui à son tour prendra la plume pour rédiger son autobiographie, Vie et souffrances du pécheur Sophrone, l’une des premières œuvres qui peut être qualifiée de proprement littéraire. Proche des Russes, lui aussi interviendra au risque de sa vie pour que le désir d’autonomie, qui se fait de plus en plus prégnant au sein de son peuple, puisse se concrétiser.

La langue bulgare suit une nouvelle fois l’évolution politique, le linguiste Pierre Béron, qui doit à un long séjour parisien la consonance française de son nom, donne naissance en 1824 à une encyclopédie, dite Abécédaire du poisson du fait du dessin qui orne sa couverture : celle-ci jette les bases du bulgare moderne. Les armes affûtées, la révolution n’a plus qu’à s’écrire et la littérature à s’inventer. Vectrice des idées bouillonnantes, elle se ramifie dans la presse et, peu à peu, de strictement engagée s’autorise à emprunter d’autres formes, poétiques, théâtrales, romanesques. Ses auteurs ont souvent voyagé et rapporté avec eux une modernité qu’ils s’empressent d’explorer, à l’instar de Georgi Sava Rakovski (1821-1867) qui parfait son éducation à Istanbul avant de rejoindre Brăila en Roumanie où il prend part aux manifestations. L’usage d’un faux passeport le contraint à l’exil en France, une pause qui ne freine en rien ses combats révolutionnaires. Fauché par la tuberculose avant que son pays ne soit libéré, Rakovski est resté une figure tutélaire, il est par ailleurs l’auteur du poème Gorski Putnik, peut-être la première œuvre littéraire bulgare à évoquer la libération.

Son contemporain, Dobri Tchintoulov (1822-1886), signera lui aussi des vers restés célèbres. On imagine sans peine son ardeur quand, dans Le vent fait gémir le Balkan, il déclame : « Celui qui a un cœur d’homme et un nom bulgare, n’a qu’à ceindre une épée fine et brandir le drapeau ! » Citons encore Petko Slaveykov à qui l’abondante production révolutionnaire valut la prison et qui participa à la sauvegarde du folklore bulgare par la collecte de chansons et proverbes traditionnels, et Khristo Botev, journaliste et poète, qui perdit la vie au combat en 1876. La première insurrection d’avril de cette même année a été durement réprimée par les Ottomans, il faudra encore deux années de lutte pour que soit signé le fragile accord de San Stefano qui accorde à la Bulgarie un semblant d’autonomie.

Une époque charnière que vit de l’intérieur Ivan Vazov, homme politique qui jouit également du titre de « père des lettres bulgares », une réputation que les lecteurs francophones pourront s’empresser de vérifier en se procurant aux éditions Fayard la traduction de son roman le plus célèbre, Sous le joug, véritable épopée qui, bien que mettant en scène les amours d’un héros imaginaire, Boïtcho Ognianov, use comme toile de fond des épisodes historiques véridiques. Cet ouvrage marque un tournant d’importance, la littérature de combat laisse place au réalisme empreint de romantisme, la réalité s’arrange avec la fiction, comme un signe annonciateur des temps à venir.

Le XXe siècle… et plus encore

Si la fin du siècle précédent assiste aux disputes qui opposent ceux qui veulent faire perdurer une littérature nationaliste à ceux qui, au contraire, veulent résolument se tourner vers les grands courants littéraires européens, au début du XXe siècle la question semble tranchée, le verbe – après avoir si souvent unifié la nation – servira désormais à rejoindre une communauté d’esprits plus large. Une valse qui se joue en trois temps dont le premier pourrait coïncider avec la création du cercle Misal (pensée) fréquenté notamment par le poète Pentcho Slaveykov (fils de Petko) et par le dramaturge Peyo Yavorov qui connut une fin tragique en 1914.

Le deuxième temps intervient à la veille de la proclamation de l’indépendance du pays par le prince Ferdinand de Saxe-Cobourg-Gotha, quand les symbolistes s’inspirent des penseurs et philosophes étrangers ; la revue Le Chaînon, créée en 1914, réunira leurs talents. Enfin, l’esthétisme est véritablement à l’honneur à l’entre-deux-guerres et s’incarne dans les travaux de l’audacieux Guéo Milev qui n’hésite pas à signer un manifeste au titre provocateur : Contre le réalisme. Ce dernier résiste pourtant, porté par exemple par le novelliste Yordan Yovkov ou encore par Konstantin Konstantinov qui s’amuse tout autant à explorer les mystères de la psyché humaine qu’à ajouter une touche fantastique à ses histoires. Éline Péline, pseudonyme de Dimitar Stoyanov Ivanov, issu d’une caste modeste et n’ayant pas eu l’occasion de prolonger ses études, excelle quant à lui dans le réalisme critique.

La Seconde Guerre mondiale puis le joug de l’URSS freinent à nouveau les envolées intellectuelles. Mais encore une fois, l’émancipation et la révolte passent par la littérature. Ainsi Ivaïlo Petrov (1923-2005), malgré la censure qui touche certaines de ses œuvres, continue à écrire et offre au monde au moins deux textes qui ont fait date, Chasse aux loups puis Sentence de mort, dans lequel il revient sur les injustices du régime communiste. Plus intime, Vesko Branev dans L’Homme surveillé, disponible chez Albin Michel, creuse la veine autobiographique qui inspirera maints auteurs dans les années 1970 et 1980. Depuis que le mur est tombé, la littérature bulgare s’offre un second souffle qui la porte jusqu’à franchir les frontières du pays, la traduction lui accordant désormais une nouvelle renaissance.