Aux origines

Contrairement à certains pays, la littérature classique laotienne ne retient pas spécialement le nom de ses auteurs mais plutôt celui de ses héros. C’est qu’ici la tradition orale a longtemps été de mise et, bien que les nouvelles générations tendent à se désintéresser des contes et légendes qui enchantaient pourtant leurs aînés, le patrimoine culturel existe et est toujours soigneusement conservé. À cela s’ajoute une autre difficulté pour qui voudrait découvrir le pays par ses textes : si le Laos est habité de longue date comme en témoignent les étranges vestiges de la plaine des Jarres, il n’a acquis une identité propre que tardivement, au XIVe siècle si on se réfère à Fa Ngum qui a fondé le royaume du Lan Xang (pays du million d’éléphants) en 1354, bien après si on songe aux différentes dominations extérieures qu’il a subies. Un territoire sous influences diverses, ce qui se ressent dans la liste des 1 163 manuscrits laotiens référencés suite à l’ordonnance du 21 mars 1918 qui les plaça sous le contrôle de l’École française d’Extrême-Orient. De ce catalogue, outre quelques manuels de grammaire et autres ouvrages techniques, se dégagent trois grandes catégories : la littérature religieuse, les contes et des romans.

La première catégorie abrite les fameux Jātaka, que l’on pourrait traduire hâtivement par « nativités », récits des 547 vies antérieures du Bouddha sous ses formes animales, humaines ou divines. De l’étude de chacune doit surgir une morale, c’est d’autant plus vrai pour les dix enseignements les plus vénérés qui sont réunis, dans leur traduction laotienne, sous le titre Mahanipata. Se retrouve aussi, dans la liste de ces écrits religieux, le Dhammapada, l’un des textes fondateurs du Tipitaka, le « canon pāli » du nom de la langue voisine du sanskrit qui est utilisée à des fins liturgiques au Laos. L’Inde, encore, est à nouveau présente dans la section des contes puisque le catalogue recense une version laotienne du Pañcatantra, recueil de fables attribué à un brahman du Cachemire au succès si retentissant qu’il est dit que La Fontaine lui-même y emprunta quelques références. Mais le goût des Laotiens pour ces apologues est tel qu’il en existe nombre d’autres sortes, par exemple ceux qui illustrent un verdict rendu dans une affaire judiciaire (Mulla Tantai) ou ceux encore qui ne sont que prétexte à s’amuser, mettant en scène avec audace un personnage légendaire. Xieng Mieng sait se montrer facétieux, parfois presque méchant, et n’hésite pas à défier le roi, souvent avec succès, nous le rapprocherions volontiers de nos bouffons à l’humour cinglant. Resté très populaire, son existence est attestée depuis au moins le XVIe siècle comme le confirment les feuilles de palmier, support traditionnel en Asie, sur lesquelles il est mentionné et qui sont précieusement entreposées à la Bibliothèque nationale du Laos. À ce folklore retranscrit, il ne faut manquer d’ajouter la culture orale que les Laotiens prennent plaisir à entretenir lors de veillées familiales ou communautaires, prétextes à l’improvisation pour le hmo-lan (barde) ou à des joutes verbales entre un homme et une femme autour d’un thème universel, l’amour. Quant aux romans, citons notamment le Pha Lak-Pha Lam, adaptation lao d’une célèbre épopée indienne, le Ramayana -–texte fondateur de la mythologie hindoue qui raconte la destinée de Râma, héritier du trône d’Ayodhya, contraint de se plier à l’exil avec sa femme, Sitaa, et son fidèle ami Hanuman, le dieu singe – mais aussi le Kalakhet, l’un des boens vannagati (poèmes épiques), et enfin le Campa-si-ton ou le Buddhasen, romans en prose.

Du paradis à l’enfer

Amour, fêtes et religion suffisent-ils au bonheur d’un peuple, confirmant ainsi que les gens heureux n’ont pas d’histoire ? C’est ce que semble indiquer la rare littérature coloniale française consacrée au Laos, du temps où le pays faisait partie de l’Indochine. Ainsi, Jean Ajalbert (1863-1947), qui finira par côtoyer quelques démons, en parle comme d’un éden et vante la douceur d’un peuple épargné par les ravages de la civilisation. Vison idyllique que partagent Pierre Billotey dans Sao Kéo et Jean Hougron dans La Nuit indochinoise, tous deux opposant la sérénité des Laotiens à la décrépitude des colons. Mais en ce XXe siècle troublé, bientôt plane l’ombre de la Seconde Guerre mondiale, le petit pays est convoité par la Thaïlande, avec l’appui du Japon. En réaction, et pour essayer de maintenir leur influence, les Français décident d’encourager le patriotisme laotien. Charles Rochet, alors chef du service de l’enseignement, s’allie à l’intelligentsia locale pour soutenir à Vientiane la création d’un journal, le Lao-Nhay, tentant ainsi d’affirmer l’identité laotienne contre la tentative d’appropriation culturelle. Il avait auparavant fait construire des écoles et prôné l’art théâtral, sa proposition d’instaurer l’alphabet romain avait, quant à elle, essuyé une ferme opposition, notamment de la part de Sila Viravong qui avait préféré œuvrer à la modernisation de l’alphabet lao. Cet historien et professeur émérite est le père de Douangdeuane Viravong, née en 1947, plus connue sous son pseudonyme, Dok Ked. Elle-même travaillera activement à la sauvegarde du patrimoine, collectant légendes traditionnelles et écrivant des poèmes. Après une scolarité pour partie effectuée en France, elle deviendra à son tour enseignante, donnant des cours de civilisation et de langue lao à l’Université de Washington. Son désir de transmission et sa grande connaissance des tissus laotiens lui vaudront d’être couronnée par le prix SEA Write en 2006 pour son ouvrage Traditional Lao Culture and Hand-Woven Textile. Douangdeuane Viravong, qui fut à l’origine de la création de la première maison d’édition privée au Laos, Dokked Publishing, est par ailleurs la veuve d’un auteur de renom, Outhine Bounyavong (1942-2000), surtout célébré pour ses nouvelles brossant le tableau de la vie quotidienne rurale. Il eut comme professeur Pierre Somchine Nginn, qu’il surnommait affectueusement le premier écrivain lao moderne. Né à Luang Prabang en 1892, décédé en 1981, l’homme occupa des fonctions importantes tout au long de sa carrière, fondant par exemple le Comité Littéraire qui deviendra Académie royale en 1970, trouvant encore le temps d’entreprendre une traduction en français des textes patrimoniaux laotiens et de publier ses propres vers.

Cet embryon de vie intellectuelle ne saurait cacher les turpitudes par lesquelles le pays est passé, lui qui a continué d’être le jouet des forces en puissance et fut la proie d’une terrible guerre civile pendant une grande partie de la seconde moitié du XXe siècle. Une République démocratique populaire, au parti unique, est instaurée en 1975, ce qui entraîne la fuite de 10 % de la population, et bien qu’une constitution fut finalement adoptée en 1991, la littérature laotienne contemporaine est principalement le fruit de cet exil. C’est le cas, déjà à l’époque, de Mangkra Souvannaphouma, ancien officier pilote de la Royal Lao Air Force, qui trouvera refuge en France où il publiera, en 1976 chez Plon, L’Agonie du Laos. Mithouna, quant à lui, écrira avec l’aide d’André Rosset La Route no 9, témoignage sur le goulag laotien, paru chez L’Harmattan en 2003. Il y décrit son parcours, l’arrivée au pouvoir des communistes et la déportation, quasiment immédiate, des officiers et sous-officiers de l’armée royale dans des camps de rééducation. Raconter, tel est encore l’objectif de la Lao-Américaine Mai Neng Moua née en 1974, écrivain et anthologiste, son travail porte plus précisément sur les Hmong, ce peuple des montagnes qui a dû fuir le Laos suite à la guerre civile par crainte de l’extermination, leurs liens avec les Français puis avec les Américains leur étant vivement reprochés. Mai Neng Moua a édité la première anthologie des auteurs hmong réfugiés aux États-Unis, Bamboo Among the Oaks. Thiane Khamvongsa, dramaturge honorée par le prix Paris Jeune Talent 2010, décrit dans sa pièce Au revoir pays (éditions L’Harmattan) comment, après vingt-cinq ans de guerre civile, le changement de régime a contraint une famille à quitter sa terre natale pour la banlieue parisienne, devoir de mémoire accompagnant un vrai questionnement sur l’identité. Une préoccupation qui n’est certainement pas étrangère à Loo Hui Phang, qui a vu le jour au Laos mais a été élevée en Normandie, comme le démontre son roman paru chez Actes Sud en 2019, L’Imprudence, dans lequel elle campe une photographe qui revient pour la première fois à Savannakhet pour assister aux funérailles de sa grand-mère. Précédemment, Hui Phang Loo avait publié des livres jeunesse et des bandes dessinées, Panorama avec le dessinateur Cédric Manche aux éditions Atrabile, et un western réalisé avec Frederik Peeters pour les éditions Casterman, L’Odeur des garçons affamés.