Phillis Wheatley © Everett Collection - Shutterstock.Com.jpg

De Phillis Wheatley à Léopold Sédar Senghor

La somme que représente la littérature orale africaine est si importante que les travaux des chercheurs, à l’exemple de Veronika Görög, ne font sans doute que l’effleurer. Nous nous attarderons ici sur la littérature écrite, et sur sa première représentante sénégalaise, Phillis Wheatley, dont l’histoire est aussi fascinante que tragique. Née vers 1753, la fillette est victime du commerce triangulaire et est débarquée à Boston en 1761. Achetée par un homme qui lui léguera son nom, elle bénéficie néanmoins d’une certaine éducation, promulguée par Mme Wheatley et la fille de celle-ci, et prouve surtout dès sa prime adolescence sa grande intelligence.

Epoustouflant la bonne société bostonienne par ses traductions d’Ovide, elle impressionne tout autant à quatorze ans quand elle écrit ses premiers poèmes.  En 1773, elle publiera à Londres – l’ouvrage ayant été refusé aux Etats-Unis – un recueil, Poems on Various Subjects, Religious and Moral, non sans avoir eu à démontrer l’année précédente, lors de ce qui pourrait s’apparenter à un procès, qu’elle était bien l’auteure de ses vers. Affranchie à la mort des Wheatley, Phillis se marie en 1778. Ni son talent ni cette union ne l’empêcheront de sombrer dans la misère et d’y trouver la mort en 1784. Une cinquantaine d’années après son décès, deux ouvrages paraîtront et figurent toujours aujourd’hui dans la liste des classiques.

De l’autre côté de l’Atlantique, la littérature commence également à s’écrire dans la langue du colon, le français, qui est toujours langue officielle, mais cohabite avec six langues nationales et autant d’idiomes vernaculaires. Si l’on peut citer le récit de voyage né sous la plume du métis Léopold Panet, décédé en 1859 après une vie pour le moins épique, en matière de romans d’aucuns se disputent encore sur la première œuvre à en mériter le titre. Le Réprouvé de Massyla Diop gagne les faveurs de certains, d’autres lui préfèrent l’autobiographie de Bakary Diallo (1892-1978) qui, dans Force bonté, relate son expérience de tirailleur sénégalais durant la Grande Guerre, les uns penchent en faveur de La Bataille de Guilé écrit en 1908 par Amadou Duguay Clédor, les autres privilégient Les Trois volontés de Malic dans lequel Amadou Mapaté Diagne (1886-1976) évoque son village, Diamaguène, et la cohabitation entre héritage africain et influences occidentales.

Quoi qu’il en soit, c’est à la faveur d’un poète mondialement renommé que la littérature sénégalaise gagne véritablement ses lettres de noblesse. Né le 9 octobre 1906 à Joal, Léopold Sédar Senghor connaîtra un destin hors du commun, littérairement aussi bien que politiquement. Fils d’une bonne famille ayant trouvé fortune dans le commerce, c’est en France qu’il part faire ses études à 22 ans. Agrégé de grammaire, premier Africain à remporter ce concours, il devient professeur. La Seconde Guerre interrompt ce brillant parcours, il échappera de peu à la mort et connaîtra les camps de prisonniers.

A l’issue du conflit mondial, il se lance en politique. Elu député en France, il exerce également des fonctions dans son pays natal, et à l’heure de l’indépendance de celui-ci, en 1960, est désigné à l’unanimité pour présider l’Assemblée fédérale. Mais Léopold Sédar Senghor est également le représentant d’un courant littéraire qu’il contribuera à forger avec Aimé Césaire, son ami qui le premier en 1935, dans le troisième numéro de la revue L’Etudiant Noir, usera du terme de « négritude ». Les définitions en sont autrement complexes et soulèvent maints positionnements plus ou moins radicaux, Senghor ne cessera d’ailleurs de réfléchir, de soupeser et de mettre en balance le rejet du colonialisme avec l’assimilation d’une langue qu’il a faite sienne et qui lui a permis d’exprimer une poésie qui se découvre aux éditions Points. Membre de l’Académie française depuis 1983, ses funérailles en 2001 souffriront de la cuisante absence de hauts responsables politiques du pays qui avait pourtant salué son audace intellectuelle.

Du XXe au XXIe siècle

S’il est difficile de rivaliser avec la notoriété acquise par Senghor, la littérature du Sénégal n’en reste pas moins si dynamique et si féconde qu’elle en est admirable par sa richesse. Ainsi, le contemporain de Senghor, Ousmane Socé Diop (1911-1973), est couronné en 1947 par le Grand Prix littéraire d’Afrique occidentale pour Karim, roman sénégalais, paru en 1935. Deux ans plus tard, il raconte à demi-mots son amour impossible pour une Blanche dans Mirages de Paris. C’est enfin pour ses Contes et légendes d’Afrique noire – publiés en 1938, mais toujours disponibles aux Nouvelles éditions latines – qu’il se fait connaître.

Il s’attache à récolter les mythes issus de la tradition orale, puis référencera les chansons de geste dans Rythmes du Khalam. Cette démarche se poursuivra grâce à Birago Diop (1906-1989), proche de Senghor, qui fera paraître en 1947 Les Contes d’Amadou Koumba et une version enrichie et préfacée par son ami à peine dix ans plus tard. Ses Contes et Lavanes remporteront pour leur part le Grand Prix littéraire d’Afrique noire en 1964.

Les écrivains oscillent entre la volonté d’explorer le patrimoine sénégalais et l’attrait pour une France qu’ils décrivent dans leurs ouvrages. Ainsi, Ousmane Sembène (1923-2007) marque les esprits en 1956 avec Le Docker noir (à se procurer chez Présence africaine), fruit de son expérience sur les quais marseillais. Il fera une remarquable carrière, aussi bien en littérature – plusieurs titres se dénichent facilement en librairie – qu’au cinéma, se faisant repérer dès son premier long-métrage, La Noire de… (Prix Jean-Vigo 1966).

À la même époque, Cheikh Hamidou Kane, né en 1928, fait paraître un titre emblématique, L’Aventure ambiguë (1961) qui n’en finit plus de susciter débats et essais. Ce roman, à lire en 10-18, demeure très actuel, il évoque le parcours initiatique et le déchirement entre deux cultures du jeune Samba Diallo, élevé selon l’enseignement coranique puis étudiant dans l’Hexagone. Les difficultés des femmes, quant à elles, font l’objet de deux livres importants d’Abdoulaye Sadji, décédé prématurément en 1961 : Maïmouna et Nini, mulâtresse du Sénégal qui se découvrent également aux éditions Présence africaine. Enfin, dans le domaine du théâtre, Cheikh Aliou Ndao rafle les récompenses pour ses pièces qui ressuscitent l’histoire ancestrale de son pays, et donne aussi à lire en wolof un roman, Buur Tilleen.

Cette effervescence est portée par la volonté de transmettre affirmée par un groupe qui dès 1947 fait paraître une revue littéraire, Présence Africaine, qui deux ans plus tard deviendra la maison d’édition éponyme, puis une librairie qui se visite depuis les années 60 dans la capitale française, au 25 bis, rue des Ecoles.

A la tête de cette initiative, un homme, Alioune Diop, né en 1910 à Saint-Louis, qui rêve de panafricanisme et d’émancipation culturelle. Sous le patronage d’intellectuels, Sartre, Camus, Gide… – Diop est alors sénateur et vit à Paris – et grâce à ses contributeurs prestigieux, la publication, qui est éditée simultanément en France et au Sénégal, remporte tous les suffrages. Ce talent à fédérer, parfois au détriment de l’élaboration d’une œuvre personnelle, sera salué à l’heure de sa mort survenue en 1980, et continuera de s’exercer bien au-delà de celle-ci. Dans son équipe rapprochée se trouvait également le poète Lamine Diakhaté (1928-1987) qui sera lui aussi l’un des chantres de la négritude mais dont les textes sont aujourd’hui malheureusement plus compliqués à trouver.

La place des femmes

L’indépendance de 1960 rime aussi avec émancipation féminine, fait notable les femmes sont particulièrement bien représentées dans la littérature sénégalaise. Les premiers essais sont dus à Kiné Kirama Fall qui exerce en poésie (Chants de la rivière fraîche, 1975), à Nafissatou Niang Diallo qui s’essaye à l’autobiographie dans De Tilène au plateau la même année, et à Annette Mbaye d’Erneville qui lance une revue féminine, Femmes de soleil, et s’attelle à l’écriture enfantine (Chansons pour Laïty, 1976).

Mais c’est Aminata Sow Fall, née à Saint-Louis en 1941, qui réellement s’engagera dans une littérature critique et qui, d’une plume acérée, n’hésitera pas à égratigner les travers de la société dans laquelle elle a été élevée. Dans La Grève des bàttu ou Les Déchets humains (éditions du Rocher), elle imagine la rébellion de mendiants s’opposant à un ministère chargé de procéder au désencombrement des rues pour répondre aux exigences touristiques. Saluée par ses pairs, couronnée par de prestigieuses récompenses, féministe revendiquée, Aminata Sow Fall est d’ores et déjà considérée comme une auteure classique dont chaque roman est à dévorer.

Tout aussi importante, Mariama Bâ (1929-1981) veut mettre en exergue les inégalités entre les hommes et les femmes. Dakaroise, de naissance et de mort, orpheline de mère, elle grandira sous la férule d’un père appelé à devenir ministre, dans un milieu traditionaliste tourné vers l’Islam. Un seul de ses romans paraîtra de son vivant, Une si longue lettre qui, en 1979, sous le mode épistolaire, décrit ce qui était jusqu’alors tabou : le sort des veuves face au poids des invectives coutumières.

Ce succès en raz-de-marée répond aux souffrances des femmes soumises aux diktats patriarcaux, il laissera place à une seconde vague, celle de la maladie qui l’emportera avant même que ne paraisse son second roman consacré aux différences inconciliables d’un couple mixte. La littérature féminine emprunte également les traits de Mame Younousse Dieng, qui écrit en français et en wolof, de Sokhna Benga, auteure et directrice littéraire aux Nouvelles éditions africaines du Sénégal, et de Khadi Hane qui réside en France et dont les romans sont publiés par Denoël (Des Fourmis dans la bouche, 2011) et par Grasset (Demain, si Dieu le veut, 2015). Une nouvelle génération qui s’est affirmée sous la tutelle d’une femme forte, aux mille vies et mille combats, Ken Bugul qui dans son œuvre à vocation autobiographique a décrit aussi bien l’abandon de sa mère (De l’autre côté du regard), ses paradis artificiels de jeune adulte en Belgique (Le Baobab fou) que ses errances amoureuses et mortifères (Cendres et braises).