De la tradition orale aux premiers romans

Internet constitue la nouvelle mémoire des hommes et offre la chance d’accéder à des ouvrages aussi précieux que la thèse que consacra en 1976 Claude Savary – intellectuel suisse né en 1939, ancien conservateur du Musée d’Ethnographie de Genève – à La Pensée symbolique des Fō du Dahomey. Ce document, librement accessible, aide à saisir toutes les subtilités du peuplement du futur Bénin, en s’ingéniant à retranscrire l’histoire du pays telle que transmise par la tradition orale, en s’évertuant à en décrire les réalités économiques, religieuses, sociales et politiques. Aux chants, merveilleusement reproduits et traduits, il est bon d’ajouter la lecture des Contes du pays tammari, publiés en 2003 aux éditions Karthala sous la direction de Sylvain Prudhomme, écrivain français qui, avant d’accéder à la notoriété avec son roman Par les routes (Gallimard) couronné par le Prix Femina en 2019, s’était évertué à récolter les légendes du continent qui l’avait vu grandir. Cette somme – 48 contes composent le recueil – invite à voir le monde par les yeux des Béninois et à mesurer la teneur de leur mythologie dans laquelle le règne animal se mêle habilement au règne humain. Qui préférera l’Histoire aux histoires se penchera sur le Journal de Francesco Borghero, premier missionnaire du Dahomey, 1861-1965 (éditions Karthala). Il est en effet ici plus question d’un témoignage que d’une allégorie, bien que Satan fasse quelques furtives apparitions. Enfin, autre récit, celui d’Alabama Cudjo Lewis, l’ultime survivant du dernier convoi négrier qui fit en 1859 trafic d’esclaves entre le Dahomey et l’Amérique. Recueilli par Zora Neale Hurston (1891-1960), anthropologue et écrivaine, ce document, autrement fondamental, est disponible en français chez Lattès sous le titre Barracoon.

Si le XIXe a sonné – tout au moins officiellement – la fin de l’esclavage, un rappel en est fait au siècle suivant qui salue la naissance de la littérature béninoise écrite en français. L’Esclave, est en effet considéré comme le premier roman du pays mais il s’agit en outre de la première œuvre de Félix Couchorou, né en 1900 non loin de Cotonou, qui la publie à Paris en 1929 aux éditions de la Dépêche africaine. Contrairement à ce que pourrait laisser penser le titre, Couchorou ne livre pas le portrait d’un homme victime du joug que feraient porter sur ses épaules ses semblables, au contraire il évoque la figure trouble de Mawoulawoè, esclave affranchi par Komlangan, qui va s’emmouracher de l’épouse du fils de celui-ci. Cette peinture des passions humaines – la relation virera au drame et sera ponctuée par de nombreux décès – s’écrit à l’heure où le Bénin est toujours sous domination française, prendre parti n’est donc pas évident pour l’écrivain qui s’en tient à une critique de l’inceste. A posteriori, l’œuvre de Couchorou sera décrite comme étant le fait d’une certaine « assimilation » – ce qui n’enlève rien ni à son style ni à la saveur de ses fictions. Cette lecture sera identique pour Paul Hazoumé (1890-1980) sur qui la Revue d’Histoire des colonies (1938) avait porté un jugement pour le moins ambigu mais plutôt explicite sur son époque : « si son teint ne trahissait pas son origine, on le prendrait pour un Français de France, tant en sa personne qu’en ses écrits ». A dire vrai, son œuvre majeure – Doguicimi, qui dépeint le triste sort du personnage éponyme qui se laissera enterrer vivante à l’annonce de la mort de Toffa, son époux, et qui prend pour toile de fond l’ancien Dahomey, avec des descriptions fort documentées des coutumes et des rivalités – suscite toujours des débats quant au positionnement de l’auteur vis-à-vis de la puissance coloniale. Néanmoins, il s’agit désormais d’un classique, dont il convient de préciser qu’il a été couronné par le Prix de Littérature coloniale en 1938 et par le Prix de la Langue française qui lui a été remis par l’Académie française l’année suivante.

La critique sociale

Si la démarche ethnologique est intrinsèquement liée au travail d’écrivain de Paul Hazoumé, ce n’est pas un hasard. Anatole Coyssi (1915-1954) – l’auteur de Quelques contes dahoméens – associe lui aussi ces deux axes, et pareillement Maximilien Quénum (1911-1988) qui publie tour à tour Trois légendes africaines à destination de la jeunesse et Au Pays du Fons : us et coutumes du Dahomey (Prix de langue française 1938). En effet, la culture béninoise et la tradition orale leur servent de sources d’inspiration. Sans renier cet apport inestimable, son neveu – Olympe Bhêly-Quénum – va creuser la brèche entrouverte par Louis Hunkanrin (1886-1964) – journaliste militant qui écopera de la part de l’administration coloniale de dix ans d’exil en Mauritanie suite à ses articles et à sa participation aux événements survenus à Porto-Novo en février 1923 (soulèvements contre l’impôt) – en s’adonnant, peut-être pour la première fois au Bénin, à la critique sociale. Celle-ci est encore ténue et indirecte dans le premier roman qu’il publie chez Stock en 1960 et qui est aujourd’hui disponible aux éditions Présence africaine. Un piège sans fin terrifie en effet plus par la furieuse jalousie de son « héroïne », mais il serait vain de réduire Olympe Bhêly-Quénum à ce seul texte. En effet, en plus d’être un écrivain complexe encouragé par André Breton et imprégné du modèle existentialiste, Olympe Bhêly-Quénum, bien qu’il se déclare plus réaliste, voire contemplatif, que politique, est un militant, et ce n’est pas pour rien que quand sonnera l’heure de l’indépendance, le président lui demandera de rentrer au Bénin après les études qu’il aura poursuivies en France. Par ailleurs rédacteur en chef du magazine La Vie Africaine puis fondateur de L’Afrique actuelle, il puisera pour ses écrits dans le riche matériau culturel de son pays, comme le démontrent Le Chant du lac (Grand Prix de Littérature d’Afrique Noire 1965) ou le recueil Liaison d’un été, mais il se voudra aussi le chantre d’une réconciliation possible des deux mondes qu’il aura côtoyés (L’Initié, 1979).

Une autre étape est marquée quand Jean Pliya (1931-2015) publie Les Tresseurs de cordes, un roman qui n’est pas sans rappeler des faits réels, sous couvert de fiction, et tout particulièrement la « Révolution » initiée par le président marxiste Mathieu Kérékou à l’aube des années 70. Avant de consacrer ses livres à la religion, Jean Pliya a également marqué durablement l’histoire littéraire de son pays grâce à deux pièces, l’une satyrique, La Secrétaire particulière, et l’autre historique, Kondo le requin, qui s’intéressait à l’histoire de Béhanzin (Grand Prix littéraire d’Afrique Noire de 1967). La période voit fleurir une littérature moins engagée – on pourrait par exemple citer la poésie, ode à la nature, d’Agbosssahessou (1911-1983) qui fait paraître Les Haleines sauvages en 1971, ou les écrits d’Eustache Prudencio (1922-2001) qui préfère adopter une certaine neutralité vis-à-vis du pouvoir en place – mais certains écrivains n’hésitent pas à se faire témoins critiques de leur temps, et cela se confirme avec Fleur du désert de Jérôme Carlos, né à Porto-Novo en 1944, qui pose la délicate question de l’identité, un roman qui ne peut qu’entrer en résonnance avec le premier récit autobiographique béninois, dû à une plume féminine, Une citronnelle dans la neige (1986), dans lequel Gisèle Hountondji, qui a vu le jour en 1954 à Cotonou, revient sur sa douloureuse expérience européenne.

L’époque contemporaine

Les années 80 marquent une vraie effervescence, la production éditoriale s’accélère. On pourrait ainsi penser à Paulin Joachim (1931-2012) qui fait paraître Oraison pour une re-naissance en 1984, à Bernabé Laye qui avec Nostalgie des jours qui passent entame une carrière internationale encouragée en 1988 par Une femme dans la lumière de l’aube (éditions Seghers) puis par Mengalor chez le même éditeur l’année suivante, à Blaise Aplogan qui publie son premier roman en 1990 (La Kola brisée), et surtout à Moudjib Djinadou qui est l’un des premiers écrivains africains à oser évoquer le SIDA dans Mo gbé, le cri de mauvais augure en 1991. De la même manière, Florent Couao-Zotti, né à Pobé en 1964, débute sa carrière littéraire en 1995 entre les pages de la très belle revue Le Serpent à Plumes et confirme son talent en décrochant le Prix de littérature africaine pour l’enfance avec Un enfant dans la guerre paru en 1998. D’importance, cet écrivain est largement accessible sous nos latitudes, Ce soleil où j’ai toujours soif se découvre par exemple chez L’Harmattan, tandis que Gallimard a publié en 2018 Western Tchoukoutou et que Sarbacane propose pour les plus jeunes Le lance-pierres de Porto-Novo.

La nouvelle génération n’est pas en reste, et les genres littéraires explorés par les auteurs béninois se multiplient. Daté Atavito Barnabé-Akayi se fait tout d’abord connaître par son théâtre, et si sa première pièce – Amour en infraction – aborde un thème universel, la seconde – Les Confessions du Pr – met en scène un chef d’Etat africain aussi déplorable dans la gestion de son pays que dans ses relations humaines. Dans son recueil de nouvelles, L’Affaire Bissi (2011), le jeune auteur né en 1978 n’hésite pas à évoquer l’homosexualité, mais c’est grâce à sa poésie qu’il accède à la notoriété (Solitude mon S, Noire comme la rosée, etc.) De trois ans son cadet, Ryad Assani-Razaki publie en France (La Main d’Iman, éditions Liana Levi, 2013) et au Québec en collaborant à un recueil de nouvelles érotiques publié par la maison montréalaise Québec Amérique, un ton osé qui sera également celui qu’empruntera Elena Miro K dans Miel Sacré (éditions Tamarin, 2016). Quant à elle, la très jeune Harmonie Dodé Byll Catarya entre en littérature par le slam, tandis que son contemporain, Domingo Gilchrist, lui aussi né en 1991, lui préfère la bande dessinée avec son héroïne, Houefa, fille de Caméléon. Pour conclure, et s’il faut encore le démontrer, la littérature béninoise n’en est qu’à ses débuts, c’est en tous les cas ce que confirme le succès du Festival international de Théâtre inauguré en 1991 ou celui de la Nuit des contes lancée en 2005. Enfin, elle inspire aussi les intellectuels à l’image d’Adrien Huannou qui lui a consacré plusieurs ouvrages de référence (La littérature béninoise de langue française, des origines à nos jours chez Karthala, ou Doguicimi de Paul Hazoumé chez L’Harmattan).