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Des tensions et des accords transfrontaliers

Pour les Italiens de Trieste ou les Slovènes, annoncer que l’on va « faire un tour sur la côte » revient à parler d’un séjour qui se prolonge souvent en  Istrie croate ! Établie après la Seconde Guerre mondiale, la frontière nationale au sud a donné aux Slovènes une ouverture à la mer. C’est ainsi que l’on parle de l’Istrie slovène, soit 46,46 km de rochers, plages et criques et des stations balnéaires. Ce petit bout de littoral a longtemps été l'objet d’un litige territorial entre la Croatie ou à la Slovénie. En 2015, la guerre en Syrie et l'afflux de milliers de réfugiés en Europe ont rappelé la difficulté pour les trois pays voisins à mettre en place des mesures communes en matière de frontières. Sans précédent, la gestion de cette crise migratoire a refroidi les relations croato-slovènes, chaque pays se renvoyant les demandeurs d'asile, arrivés illégalement sur leur territoire respectif. Les trois membres de l’Union européenne, qui avaient rétabli des contrôles aux frontières, ont dû prolonger l’application du pacte UE-Turquie.

En 2017, un tribunal d’arbitrage international a accordé à Ljubljana le contrôle de la majeure partie de Piran et de sa baie. Bien décidé à garder sa souveraineté sur la moitié de la zone, Zagreb a rejeté cette décision. Le conflit, qui a duré trois décennies sur les frontières maritimes et terrestres, a pris fin en 2022, quand la capitale slovène a soutenu l'entrée de Zagreb dans l'espace Schengen (début 2023). Aujourd'hui, les frontières slovènes ne sont plus celles extérieures de l'Union européenne ; le déplacement des voyageurs et des marchandises s'en trouve facilité ; la Slovénie a démantelé sa clôture barbelée à sa frontière sud avec la Croatie.



Un régionalisme très actif

Le parti régionaliste istrien, la Diète de l'Istrie (Istarski sabor ou Dieta istriana), qui fut constitué à Pula le 14 février 1990, a toujours cru au rapprochement officiel des trois régions voisines. Son drapeau, avec les trois chèvres blanches istarka, symbolise la réalité transfrontalière de l’Istrie slovène, croate et italienne. L’IDS-DDI dispose de députés au Sabor croate, de nombreux élus au Parlement régional de Pazin (Istrie croate), quelques-uns à Koper (Istrie slovène), alors que le projet territorial (Euroregion Istria) a reçu l'appui de la Ligue du Nord italienne.

Fondés sur les traditions des démocraties parlementaires européennes et sur le multiculturalisme, les autonomistes œuvrent pour un programme commun, le croate et l’italien à l’école, des compétences exclusives (fiscalité propre, autogestion communale, démilitarisation de l'Istrie). Au niveau économique, la doctrine est libérale, basée sur des ressources propres, des échanges transfrontaliers accrus et surtout sur le développement du tourisme considéré comme un atout pour la région.

Le partage des eaux de pêche

Même si l'Istrie gère de belles exploitations agricoles (bois, maraîchage, fermage, agroalimentaire), la région a toujours plus compté sur la pêche pour sa subsistance alimentaire. Le long de ses côtes partagées par les trois pays, la gestion unilatérale des zones de pêche est délicate également, car le poisson se fait de plus en plus rare, ayant pour cause la surpêche italienne en mer Adriatique. Au large de la baie de Piran, la Slovénie revendique sur la Croatie un élargissement de son périmètre territorial afin d’accéder aux eaux internationales et pouvoir ainsi augmenter sa zone de pêche. Ljubljana menace de taxer les pêcheurs croates, dont le travail artisanal s’effectue désormais sous surveillance policière. Ce conflit perdure depuis 1990 alors que la pêche industrielle italienne reste un problème pour la Croatie autant que pour le réchauffement climatique. Afin de pouvoir mieux protéger la biodiversité, les autorités italiennes et croates ont mis en place, en 2017, un périmètre marin interdit à la pêche, dit la fosse Jabuka de 3 000 km2, au large de la côte nord-ouest de l'Istrie. Cinq années plus tard, le bilan est positif. L’Institut d’océanographie et de pêche de Split constate que la population de certaines espèces se reproduisant dans ces eaux interterritoriales, comme le merlu ou la langoustine avait doublé. Les effets de la zone réglementée se font sentir dans tout l’Adriatique Nord. Les pêcheurs gagnent correctement leur vie car le stock de poissons se reconstitue.

Le tourisme, moteur économique

L'Istrie possède de bons gisements de charbon et de bauxite ainsi que des chantiers navals. Pourtant, aujourd'hui ce sont les investissements touristiques qui connaissent un fort taux de croissance alors que le secteur représente un cinquième du PIB croate. Les plus significatifs en tailles et en capacités d’accueil sont implantés sur la côte adriatique, dans les régions Primorsko-goranska, Split-Dalmatie et l’Istrie. L’Istrie est très connue en Europe et aux États-Unis, un peu moins en France ! L'office de tourisme croate en France l'explique par un relatif isolement de l'Istrie hors saison estivale. Des négociations sont en cours avec les compagnies aériennes pour augmenter le trafic et inciter plus de tour-opérateurs à s'intéresser à cette destination.

Les grands groupes hôteliers (Valamar Riviera, Blue Laguna de Poreč, Pula Resort) continuent de préempter le littoral afin d’accroître leur capacité d'accueil et de service. Ils construisent des établissements de luxe nouvelle génération, des campings avec espace glamping haut de gamme, qui donnent sur des plages privatisées, des marinas ou des terrains de golf. À terme, il s'agit d'attirer plus de touristes à fort pouvoir d'achat, qui ne se plaindront pas de la pression inflationniste ni de la hausse des prix. Le tourisme de bien-être et soins du corps (chirurgie dentaire notamment) est particulièrement développé en Istrie. La nature généreuse s’y prête, les infrastructures modernes et les compétences professionnelles également. Des hôtels historiques ou des établissements modernes ont été rénovés ou aménagés face à la mer. Ces gros travaux sont portés par des investisseurs soutenus par le gouvernement croate et la Diète de l'Istrie. L’association écologique Zelena Istra (Istrie verte) tente de faire entendre sa voix sur les conséquences environnementales de tels projets. À Pula, la promenade de la mer fait l'objet de vives polémiques depuis 2022. Les habitants redoutent que l'implantation d'un immense hôtel de luxe défigure ce beau lungomare ancien. Bien décidés à protéger ce symbole du patrimoine municipal, ils sont des milliers à se mobiliser contre le projet de construction.

Des initiatives écolos fleurissent

Côté terroir, l’agrotourisme, inspiré des modèles traditionnels autrichien ou italien, a bien pris en Istrie verte. La région est aujourd’hui à la pointe de cette offre touristique plus durable, qui allie la tranquillité de la campagne aux plaisirs de la mer, jamais très loin dans cette région. La location d’une maison, d’un gîte ou d’une chambre d’hôte en hébergement privé participe de cette microéconomie communale. En général, les vacanciers, qui ont la possibilité de découvrir des paysages variés, aiment la cuisine paysanne, de la terre à l’assiette ! Ils nouent le contact avec les propriétaires, souvent des fermiers qui vivent de leur potager ou de cultures vivrières. Autre alternative, qui fait des émules, c’est le volontariat chez des particuliers, en échange du gîte et du couvert. Les jeunes spécialement apprécient le deal, qui leur permet de voyager en Croatie à moindre coût et, du même coup, faire marcher l’économie familiale*.

Depuis plusieurs années, on sent une belle dynamique du côté des auto-entrepreneurs istriens qui, hors des circuits institutionnels, font avancer ces initiatives citoyennes. Les gens, même établis en ville, gardent un lien avec leurs racines paysannes ou côtières ; le sentiment de la nature perdure, le besoin de la protéger s’impose.

* www.workaway.info/en/hostlist/europe/hr