Oeil de Nazar © Mila Drumeva - Shutterstock.com.jpg

Superstitions

Les croyances populaires sont souvent identiques de part et d’autre de la zone tampon. C’est le cas du mauvais œil. Appelée mati en grec (« l’œil ») et nazar en turc (de l’arabe nazar qui signifie « regard »), cette superstition est un héritage des Perses. C’est la crainte du pouvoir maléfique du regard de certaines personnes provoqué par la jalousie. Pour s’en prémunir, les Chypriotes utilisent la célèbre amulette de l’œil bleu (nazar boncuğu en turc, matiasma en grec) portée autour du cou, ornant les maisons ou suspendue au rétroviseur des taxis. Les habitants de l’île prononcent aussi la formule Masalla dérivée de l’expression arabe Mashallah (« Dieu l’a voulu »). De plus, chez les Chypriotes grecs, chaque compliment susceptible d’engendrer la jalousie doit s’accompagner d’un petit mouvement de la langue sur la lèvre supérieure, comme lorsqu’on crache un pépin, répété trois fois avec l’onomatopée « ftoussou »… et plus ou moins de postillons. Ce geste est encore plus étonnant lorsqu’il est pratiqué sur un bébé. D’ailleurs, par mesure d’hygiène, les maternités interdisent de « ftoussouter » sur les nourrissons. Les deux communautés partagent aussi un lieu de dévotion : le monastère orthodoxe Apostolos Andreas, au bout de la péninsule de Karpas. La tradition remonte à 1895. Cette année-là, Maria Georgiou, une Grecque d’Anatolie, reçoit une apparition de saint André. Elle cherche son fils depuis dix-sept ans et l’apôtre lui demande d’aller prier au monastère qui lui est dédié à Chypre. Sur le navire qui l’emmène ici, elle raconte son histoire à l’un des passagers, un derviche (un « moine » soufi). Miracle : tous deux se reconnaissent, la mère orthodoxe et le fils musulman sont de nouveau unis.

Tolérance

Malgré le poids des religions, Chypre se distingue des autres pays du Proche-Orient par son esprit de tolérance. Mais cette ouverture d’esprit se traduit aussi par un laxisme parfois choquant. C’est particulièrement le cas dans la partie Nord. Occupée par la Turquie, celle-ci n’en est pas moins un refuge pour les opposants au régime autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan. Certes, Ankara a fait arrêter plusieurs dizaines de militants à Chypre ces dernières années, mais les autorités locales tentent d’affirmer leur indépendance. En 2019, Mustafa Akinci, président de l’autoproclamée « République turque de Chypre Nord », a critiqué à mots feutrés l’intervention militaire de la Turquie contre les Kurdes en Syrie. Cette prise de position rare et risquée reflète l’attitude de défiance des Chypriotes turcs à l’égard de la Turquie en général. Mais elle ne correspond pas à l’opinion des colons turcs qui restent, dans leur majorité, favorables à Erdoğan. L’autre facette de l’esprit de tolérance des Chypriotes turcs est moins glorieuse. Toute une partie de l’économie de la partie Nord repose en effet sur les jeux d’argent et la prostitution. Ainsi, environ un million de touristes turcs s’offrent chaque année des vacances dans les grands casinos et les maisons closes de Kyrenia et Famagouste. Il s’agit le plus souvent d’hommes venant profiter d’un régime beaucoup plus permissif que celui de la Turquie. La partie Sud possède aussi de tels lieux de débauche, mais ceux-ci ont un caractère légal et ne représentent qu’une part infime de l’économie locale. Dans la partie Nord, alors que les jeux d’argent et la prostitution sont en théorie interdits, les autorités locales ont fermé les yeux, profitant de substantielles retombées fiscales. Elles pourraient même prochainement légaliser la trentaine de casinos qui ont vu le jour depuis 1983. Quant à la prostitution, c’est encore un sujet tabou. Des permis de travail pour « serveuses » et « hôtesses » sont accordés à environ 500 femmes chaque année. Celles-ci sont pour la plupart des travailleuses étrangères embauchées par des boîtes de nuit et recevant leurs clients dans des appartements privés. Leur situation est jugée délicate par de nombreuses associations qui évoquent des cas de prostitution forcée.

Hommes et femmes

Malgré son apparente modernité, la société chypriote demeure marquée par l’inégalité entre les sexes. C’est la conséquence du poids des religions et de la survivance du patriarcat, vieille organisation sociale fondée sur la détention de l’autorité par les hommes. C’est aussi un effet de la longue période de conflits, qui depuis les années 1950 fait des hommes les détenteurs de la force armée. Si les lois locales garantissent en théorie l’égalité en termes d’emploi ou d’accès à l’éducation, les femmes sont toujours sous-représentées aux postes décisionnels. Par ailleurs, l’avortement est légal dans la partie Nord depuis 1983, tandis que la République de Chypre ne l’a autorisé qu’en 2018. L’île est en revanche en pointe sur le mariage civil. Il a été instauré dès 1923 sous l’influence de la constitution turque. Et, aujourd’hui encore, Chypre et la Turquie sont les seuls pays du Moyen-Orient où le mariage civil est reconnu. Ce particularisme vaut ainsi à l’île d’Aphrodite d’être une destination très prisée par les jeunes couples de la région. À elle seule, la partie Sud attire chaque année environ 3 000 couples venant de pays du Moyen-Orient où le mariage est uniquement religieux. La plupart sont des Israéliens et des Libanais qui en profitent pour passer ici leur lune de miel. Une fois rentrés chez eux, le contrat chypriote a valeur légale et les jeunes mariés sont pleinement reconnus comme tels par les autorités de leur pays. Pour ce qui est de l’homosexualité, celle-ci demeure un tabou dans la société chypriote, même si les couples étrangers ne rencontrent pas de problèmes particuliers lors d’un séjour sur l’île. Dans la partie Sud, elle a été décriminalisée seulement en 1998, dans le cadre du processus d’adhésion à l’UE. La partie Nord a quant à elle attendu 2014 pour faire de même. Prenant exemple sur la Grèce, la République de Chypre reconnaît l’union civile pour les couples du même sexe depuis 2016. Mais celle-ci n’est pas appliquée dans la partie Nord. Enfin, il faut noter que le mariage civil entre couples du même sexe existe sur une petite portion de l’île : depuis 2014, le Royaume-Uni a reconnu ce droit qui s’applique dans le Territoire des zones de souveraineté d’Akrotiri et de Dhekelia.